dimanche 7 mars 2021
Peut-être ce n’est pas si complexe. Prenons quelques normes. En France il y a vraiment beaucoup de gens maintenant - autour de 70 millions, il me semble. Plus qu’avant. On était autour de 40 millions il y a moins d’un siècle (années 1940). Nous sommes des hyper-consommateurs aussi, par rapport à cette époque.
La complexité, ce qui se passe en avale et en amont fait des impacts. Les agriculteurs font des impacts. Ils ne peuvent pas faire comme avant – ils ne font pas comme avant. Même sans normes.Il faut qu’ils acceptent qu’ils vivent dans un écosystème qui génère de la biodiversité – qu’ils en font partie. Si Edgar Morin fait partie de ceux, avec le Massachusetts Institute of Technology (MIT) qui ont en partie fait vivre ces mots et ces récits, tout récit peut mener à une interprétation erronée. Il est vrai que le Développement durable est un oxymore dans son usage présent, mais Small is Beautiful (c.1968) fait toujours mieux contre l’échelle industrielle que Décroissance (c.1972) et croissance verte se met carrément au service du green-washing.
Donc je pense que Xavier Noulhianne, l’auteur du livre Le ménage des Champs, Chronique d’un éleveur au XXIe siècle (2016) a à la fois tort et raison. Il a raison que l’invasion des normes de qualité et de traçabilité industrielles actuelles est néfaste et inique. Il n’a pas raison de s’attaquer à la raison systémique. Il a raison de s’attaquer à cette raison systémique qui nous domine, à présent, mais pas à « la raison systémique » ou à toute raison systémique, ou à toute « rationalité ». Il a raison de douter de la valeur des idées « marques » - comme la Bio (grand B), mais nous avons besoin d’une lexique rafraîchie pour pouvoir comprendre et discuter du monde dans lequel nous nous trouvons. Le mot « résilience », dans le sens qui lui est accordé aujourd’hui, est emprunté à l’anglais où il est déjà rentré dans la langue courante il y a longtemps. Cela veut dire donc « savoir fléchir sans casser ». Je ne l’utiliserai plus maintenant, après l’explication de Xavier Noulhianne que la résilience veut dire que cela use quand même le matériau.
Lorsqu’il ébauche l’analyse des tenants et aboutissants du bio (petit b) à partir de 1972 en les contrastant avec les tentatives de normalisation actuelles, le puçage des chèvres, la télémétrie satellitaire, l’utilisation des agriculteurs au service des industries des pesticides et des machines agricoles, il a raison de nouveau. Mais ce n’est pas pour autant que le petit éleveur de bétail n’est pas critiquable, de son côté, et cela bien avant le présent.
C’est que les mots, il ne faut pas les céder. Les récits non plus. C’est une bagarre de sens, mais pas sans mots. « Solutions techniques » est une autre expression problématique, à l’égal de « la Science ». On cherche bel et bien des solutions à nos problèmes écologiques – des solutions qui donneront des bons résultats physiques. Nous sommes des êtres physiques. Notre bien-être mental – ou spirituel – a lieu dans nos corps et ceux d’autrui. Au lieu de rejeter la science et la technologie, il faudrait récupérer ces mots et les reconnaître pour ce qu’ils sont : des manières de décrire n’importe quelle technique ou savoir faire, qu’il soit humain, social, technologique, physique, chimique. Les mots commencent à perdre leur sens quand nous les employons pour vouloir dire autre chose que leur sens simple, non-dilué.
Je me suis saisi d’une expression « théorie de l’information » dont je ne suis encore pas au courant de ses subtilités académiques. J’ai compris que l’information passe par des agents, des agencements – j’aurais dit « localisés » mais j’aime bien le mot « situé » qu’on commence à utiliser – situés dans l’espace-temps. Dans notre espace-temps de tout un chacun.
Je pense que si le passage d’information et de matériel physiques devient de nouveau « situé », c’est-à-dire localisé – et que cela emploie des agents humains, dans leurs déplacements à l’échelle humaine, nous retrouverons vite une manière de nous adresser physiquement et socialement aux défis écologiques qui se présentent à nous. En ceci je suis déjà pleinement dans le champs d’accord avec la petite paysannerie, telle qu’elle a été, avant 1948.
Mais il faut pour cela des modèles physiques réelles d’infrastructure – en mouvement - dynamiques. Et le petit fermier sur ses 16 hectares ne fait pas l’affaire – il est statique, sans main d’œuvre, « seul face à une actualité jamais saisissable ». Il faut modéliser un système d’autonomie en mouvement, ce qui nous met face à l’altérité – être des gens qui bougent, souvent en formation, en faire jusqu’à une mode de vie. Le monde paysan est autant mis à mal par ces mouvements de populations que d’autres habitants sédentaires, à qui la sédentarité est rendue possible par la voiture. Avec les boucles de retro-action fonctionnelle entre sédentaires et nomades, c’est la complémentarité de ces deux modes de vie qui devient de nouveau possible, mais comment ?
Je pense que les marchés ruraux, mais pas seulement, urbains aussi, démontrent déjà comment cela peut se faire. Pas les ventes « à la ferme » qui ne font qu’une autre version de l’ingénierie socio-économique des supermarchés et des zones pour chaque filière. Les marchés de plein vent répondent logiquement aux besoins d’un espace-temps où les gens peuvent coïncider, en bougeant. La bénéfice est de créer des séquences et des rythmes sur lesquels on peut construire sa vie en déplacement. Ce qui manque, c’est l’accueil – les auberges, les lieux de stockage, les campings municipaux et les potagers qui desservent les populations qui bougent. Ce sont aussi les intérêts partisans, exclusifs, qui terminent par rendre la vie active impossible. Ce sont les occupants de milieu rural qui « ne veulent pas » de populations itinérantes, à moins qu’ils viennent avec l’argent. L'inutilité humaine, elle aussi, est un produit du système - et très dangéreux pour nous tous.
Noulhianne ne paraît vouloir s’adresser qu’à ses frères et sœurs éleveurs, comme camarades dans sa lutte. Il cite ce genre de lutte sectorielle comme « exemplaire », tout en reconnaissant son impossibilité dans les conditions atomisées d’aujourd’hui (p244., par rapport à « Des éleveurs contre la sélection d’État »). Il prétend, avec raison il me semble, que la situation terrible des éleveurs n’est qu’un exemple de plus de la société systémique qui nous afflige. Il faut donc trouver moyen de concentrer les forces, pas les balkaniser, sinon le propos n'est pas sérieux. Sans nier que l'information et le témoignage sont bien utiles, impressionants même.
C’est la voiture en combinaison avec le téléphone portable/ordinateur que nous utilisons actuellement pour ces échanges d’information et de denrées. Mais si cela devient trop cher, même dans une économie de marché les êtres humains sans prothèse peuvent commencer à faire une concurrence économique contre ces moyens industriels – comme c’est déjà le cas avec l’utilisation du vélo en ville. Le fait de resituer nos moyens de communications – de faire renaître l’utilisation de téléphones fixes et non-individualisés, par exemple – conjointement avec une bonne discipline de focalisation sur l’exécution des tâches humaines, sans la facilité de l’hyper-consommation d’énergie - rendent encore plus intéressant cette approche. L’augmentation de l’horticulture en campagne n’est pas une proposition alléchante pour des gens riches ou cultivés, sinon pour des pauvres qui veulent s’en sortir.
Cela nécessite des entreprises en commun – de la coopération, de la coordination. Cela fait renaître l’intérêt pratique qu’apportent d’autres êtres humains.
Ce que je décris ici est une pensée systémique. J’ai toujours été de l’avis que cela sied très mal à un membre de la société « toute voiture » – une vraie monoculture, surtout en campagne – de protester contre la création de systèmes qui ne dépendent pas des machines industrielles. Si on est pro-humain, on devrait pouvoir envisager des systèmes qui mettent la primauté sur le fonctionnement physique et social humains. Si on prétend valoriser la dignité et les droits humains, la cohérence veut qu’on crée des possibilités de vie fonctionnelle sociale très humaines. Cette pensée « systémique » n’est autre qu’une reconnaissance que l’infrastructure, l’entre-nous, l’altérité font partie de notre humanité – que de traiter de chaque humain ou petit groupe d’humains comme un isolat social nie à la communalité de nos vies.
« Nous ne pouvons pas tous vivre comme des Amishs » - c’est le président Macron qui a dit quelque chose du genre. Dans un reportage sur les Amishs de cette époque-là (c.2018-9), on a raconté qu’on a vu des Amish utiliser des portables (dans un marché de bétail), que ceux qui en utilisaient ont expliqué qu’ils allaient aussi à la « petite maison » au fond du jardin en cas de besoin sévère pour les utiliser et que c’était pour pouvoir au moins être en contact avec la société en dehors de leurs communautés.
Je pense que les Amish donnent à réfléchir. Je ne connais pas leurs raisons religieuses, mais ils ont quand même réussi à se tenir, sans fléchir, face à la « techno-société » la plus forte du monde. L’exemple ci-dessus montre leur pragmatisme et non pas la psycho-rigidité qu’on leur attribue. L’urgence écologique est une urgence physique – nous devons déjà être en mode carbone-positive, bio-diversité-positive, dépollution et tout le reste, surtout là où la surconsommation est enracinée, si c’est du tout du tout possible. L’exemple compte pour beaucoup – il y a plein de cultures qui sont « en voie de développement » vers le modèle que nous présentons. Les chiffres pratiques comptent pour beaucoup – c’est nous qui sommes actuellement en train de faire consommer le monde, de par notre surconsommation actuelle.
Le marche à pied et l’emploi physique humains sont potentiellement carbone-positives, productives – et socialement utiles. Dans une infrastructure économique qui prend en compte les critères écologiques, elles le sont plus encore. Il est sûr que de telles normes sociales rencontreront de la résistance, mais aussi du soutien. Il y a beaucoup de formes de travail qui deviennent rentables, surtout en campagne, si on n’a plus à payer la voiture individuelle. Et en engageant les gens physiquement avec la nature dans laquelle ils se déplacent, on est en train de créer, de former des outils d’apprentissage pour des populations qui en sont éloignées. Nous n’avons qu’à créer les formations qui permettent aux gens de se déplacer en faisant revivre la nature pour donner la confiance aux gens que c’est faisable.
Cela mettrait en net relief les technologies qui servent et celles qui ne servent pas à l’intérêt collectif. Ayant au moins une méthode sociétale qui nous permet de stopper le réchauffement climatique, etc., nous nous créons une marge de manœuvre pour rétablir le rapport de force avec lesdites machines, une manière de les accommoder culturellement, tant soit peu. Par rapport à l’argent, le fait de faire tourner une économie physique, sans ou avec peu d’argent, est une manière de resituer les impôts là où on génère la revenu. C'est d'une logique impeccable ... écologique. Sinon, à quoi sont destinés les impôts?
Ce ne sont donc ni des solutions bison-ours ni Utopiques, mais très enracinées dans toute nos réalités, capables d’être soutenues pragmatiquement par des acteurs à toute échelle de la pyramide décisionnelle.
Si j’ai commencé par l’exemple que donne ce livre Le ménage des champs ... par Xavier Noulhianne, c’est que lui, comme la quasi-totalité des écrivains et penseurs jusqu’à là, ont une pensée que je qualifierais de « statique » de fonte en comble. Et cela alors qu’il a un cheptel de ruminants qui sont faits pour bouger (transhumance) à travers des pays où il se passe autre chose que l’élevage. Cette pensée me paraît manquer de calculer le mouvement – les choses et l’information qui bougent – et louper donc les questions fondamentales de l’infrastructure qui nous inclut. Chacun est plaqué sur place, à attendre « les visites ». Il est vrai qu’une pensée systémique non-dynamique nous oblige à l’application de normes qui viennent d’en haut. Si ce n’est pas par le consentement, par la force. Je propose des solutions dans lesquelles on participe, où on est acteur, à l’échelle requise. Il est évident que tout système proposé peut avoir ses défauts – que l’on découvre, au fur et à mesure. Le fait de bouger, sans être isolé, est déjà un passage à l’acte, à l’acte qui mobilise, qui fait découvrir. Pour les gens statiques, j’ai l’impression que cela représente une profonde menace – et je peux les comprendre. Mais il faut chercher l'engagement quand même. Dans mon expérience il n'est pas nécessaire de "chercher le conflit" - cela vient tout seul. "s'imposer dans la réalité de cet autre afin qu'il ne puisse échapper à notre propre perception du monde" (p.230) - cela revient à ce que j'ai déjà dit - il faut bouger. Les manifestations et d'autres actions symboliques de courte durée sont pires que rien, elles font acte de n'être que symboliques.
La liberté de mouvement et d’association (la non-censure) sont quand même les libertés primordiales desquelles écoulent toutes les autres. La « race » des agriculteurs est très bloquée, plus apte à des travaux de force que des courses de fond – ce serait peut-être le résultat de la sélection artificielle ? Blagues à part, la dignité et les droits humaines se perpétuent parce qu’on cherchent à les défendre pour tout le monde, pas parce qu’on les accorde à soi-même en fermant la porte aux étrangers.
Et j’ai des petits doutes. Dans une société agricole tellement appauvrie en petits paysans, est-ce que ceux qui ont trouvé bien de « rentrer dans le système », malgré ses défauts, sont vraiment les meilleurs conseillers ? Est-ce que Xavier a un tracteur ? Est-ce qu’il accepterait de faire faire à main ce qu’il fait actuellement avec le tracteur ? Est-ce qu’il traiterait les gens de passage comme des gens de statu social égal ? Est-ce qu’il accepterait de replanter des arbres (fruitiers) et des haies, en leur assurant la protection des déprédations du bétail pendant qu’ils poussent ? Il me paraît que tous ces efforts sont des efforts conjoints avec autrui et qu’ils ne marcheront que lorsque chacun y trouve son intérêt, pas seulement le détenteur du terrain. La ré-physicalisation (rématérialisation) de ces intérêts, en dehors du sphère purement financier, est la même chose, en réalité, que la reprise en compte du physique – de l’environnement, du vivant, comme des ayants valeur et des ayant droit.
C’est-à-dire des vrais intérêts, qui ne tarderont pas à se réintégrer dans l’économie globale. Cela implique que la dominance de ces « biens » de surface terrestre deviendra de nouveau un sujet très chaud. Des tout-petits paysans vont se trouver en relation avec des grands propriétaires terriens. Il va falloir s’arranger avec des « colons » (« métayers » qui se déplacent, c’est le sens original du mot), des « sans terres » qui veulent cultiver et qui n'attendent pas l'argent qui tombe du ciel. La renaissance d’un sphère d’action sociale restimulera les activités de groupes sociales organisées autour du travail vivrier. Ceux qui viennent planter des arbres, cultiver des potagers et aménager des chemins risquent de faire naître un autre équilibre de pouvoir politique qui n’a rien à voir avec ce qui existe actuellement dans les territoires non-urbains. Très loin des préoccupations des paysans et des fermiers actuels et souvent conflictuels.
Il est évident que le bio vient de la préoccupation avec la manière de pratiquer l’horticulture (l’agriculture est à une échelle trop grande pour être sérieusement écologique, pour moi) et non pas de la « qualité » de ces produits – qui en écoule en tous cas. Mais on peut se permettre de penser que si notre lutte écologique est sur tout le territoire, la production de fruits et légumes n’est pas l’aune par lequel on peut juger notre réussite. La transformation, les arts culinaires, la santé publique, mais à vrai dire toute l’infrastructure qui se concentre dans les autres industries et dans les centres urbains va se retrouver également intégrés au tissu de ce qu’on appelle la campagne, la « ruralité ». C’est notre affaire à toutes et à tous.
Il est donc important que les agriculteurs et ceux qui habitent actuellement en milieu rural soient proactifs dans l'invention de cette nouvelle infrastructure s’ils ne veulent pas couler sans trace. S’ils veulent se spécialiser – dans l’élevage par exemple – qu’ils pensent à créer des bails pour que d’autres gens puissent produire des légumes, beaucoup moins dépensières en surface. L’augmentation des fissures sociales – des gouffres – prend une forme où elle permet à des très riches et leurs dépendants de bouger entre la ville et la campagne en toute liberté, alors que les pauvres doivent rester dans et à proximité des milieux urbains. Cette polarisation est tellement forte – et croissante – que l’écologie sociale se trouve de plus en plus en antagonisme profonde avec les conservateurs de la nature, excessivement privilégiés, excessivement informés des traditions perdues dans les génocides culturelles successives des couches inférieures. Avec la fluidification, en bon ordre, de nos voyages en milieu rural, nous pouvons espérer trouver des remèdes à cette situation, mais s’il y a fermeture, l’occupation des zones rurales deviendra une source de conflit croissant. La possibilité de créer une vraie interactivité située, entre des agents situées autonomes, fait partie de la science nouvelle, qui révalorise l'humain, qui passe par l'humain.
Tournons maintenant à des manières d’agir pragmatiques dans notre situation actuelle, réelle. Avec le confinement et le couvre-feu qui se terminent, le désir d’aller voir le pays, de se décontracter, est en train, sans doute, de se manifester et de prendre forme. Ceux qui sont les mieux à même de passer à l’acte vont relancer des initiatives. Il y a bien besoin de soutien logistique. Le mouvement écologique devient plus radicalement opposée à la société industrielle, il occupe des grandes mairies en milieu urbain mais pas des petites mairies en milieu rural, en général. Il prend le relais, dans le radicalisme de gauche, sur les partis de gauche traditionnels. Malgré les tentatives de désamorcer la formation de centres de pouvoir territorial conséquents, les anciens centres régionaux, les grandes villes provinciales, ont des liens forts avec leur arrière-pays, si ce n’est que parce qu’une grande partie de l’élite et de la population active y vie, y va en vacances une partie de l’année, est originaire des départements autour de la grande ville.
Il serait donc intéressant d’étendre ces liens à la population ouvrière – que les actifs désœuvrés en ville trouvent du travail écologique dans la campagne. La logique de la situation écologique, économique et politique est telle que cela est devenu presque inévitable.