jeudi 22 février 2024
Est-ce que l’utilité est un concept utile ?
Est-ce que la valeur travail, productif de l’argent, est par définition utile ?
Ceux qui cherchent à ôter la notion d’utilité pratique des relations sociales ne rendent peut-être pas service à notre terre nourricière.
D’ailleurs, la socialisation excessive et exclusivement humano-mécano-centré de chaque position polémique masque notre réalité symbiotique, dans le sens large.
Notre dépendance sur les machines motorisées occulte nos relations d’interdépendance avec nous-mêmes et avec le reste du vivant. Ces relations sont « intersubjectives », ne sont pas de nature de l’application d’une force sur un objet.
Nous redécouvrons, au bout du rouleau, les vertus de cette intersubjectivité, mais dans un carcan de pensée mécaniste devenu camisole – témoigne notre mal à déterminer ce qui « ne va pas » dans nos relations avec les machines. En réalité, ce qui ne va pas, c’est l’établissement de la subjectivité et de là l’intersubjectivité, avec les machines et, delà, entre nous.
On peut suivre le parcours de l’évolution de cette pensée, du Skinnerisme / comportementalisme (agir sur et conditionner un « objet pensant », années 1910-20) au nécessité de dominion (les trois lois de la robotique d’Isaac Asimov, années 1960s) aux « rule-based-systems » (l’idéologie des machines pensantes des années 1980) suivis des « neural networks » rebrevetés « algorithmes », 1990-2020. Il faut dire que depuis Turing (années 1930-50) la compréhension métaphysique du sujet, au moins par la généralité des gens, n’a guère évoluée, mettant en cause l’existence même d’une « métaphysique », d’une « intelligence du monde ».
Dans chaque domaine des sciences humaines, l’assimilation conceptuelle de ces éléments de base est variable. Par exemple, dans le domaine de la psychologie, la psychanalyse et de toutes les autres manières d’individualiser les procédés sociopsychologiques humaines, on est encore à l’époque de Skinner, des années 1920. On objectivise et ainsi on atomise l’individu, le rendant proie prostrée devant la bande, on a du mal à considérer des flux qui « conditionnent » la condition individuelle comme faisant partie de cet être et par extension tous les êtres individuels. Les services sociaux se nourrissent des « victimes du système », sans système.
Dans d’autres sciences humaines, plus en contact avec la matière, telles la génétique et l’évolution, de telles pensées non-individualistes mais systémiques sont banales et même mathématiquement formalisées dans des modèles, sans que l’on sorte du carcan mécaniste et actuariel. On arrive aux années 1950, les années Turing. NVidia est Turing. Sans NVidia, sans puissance de calcul, pas de soi-disante « intelligence artificielle », pas de décodage du génome ou du protéome. Mais il faudrait un soleil pour fournir l’énergie nécessaire à tous. L’intelligence s’enfouit dans les fentes béantes de l’absence d’information. Le modèle de surconsommation de l’énergie numérique est aussi irrémédiablement inefficace et destructrice que le modèle de la surconsommation croissantiste.
Quels sont les parallèles entre le génocide irlandais de 1846-51 et celui, écologique, en cours aujourd’hui ?
La question est sociologiquement importante. Le nationalisme égocentrique est, dans l’état actuel des choses, mortifère pour notre monde à tous. Le rapport de raison, de raison mutuel intéressé, sans nation, devient essentiel. Le rapport de force, la tension perpétuelle, maintenue par le pouvoir colonial avec son comptoir, que ce soit l’Irlande du Nord pour l’Angleterre ou l’Israël ou l’Irlande du Sud, des comptoirs pour l’Amérique du nord, créent cet atavisme nationaliste, comme l’ombre de leurs lumières.
L’une des réponses est que les deux cas de génocide sont perçus comme lointains par les peuples de ceux qui les infligent. Ces deux génocides, d’une cruauté expérientielle inouïe, sont administrés, de loin, par des philanthropes et des « faiseurs de bien », sur des « objets humains ».
Souvent, ce sont les « prédateurs » humains, avec les objets les plus éloignés de la philanthropie imaginable, qui font le plus grand bien, comme c’est le cas avec les prédateurs qui occupent le niveau trophique le plus élevé dans d’autres schémas du vivant. Chemin faisant, ces « rapports de force » et non de raison prennent l’ascendant, continuent sur leur parcours ancestral, avec les outils de bord, d’un pouvoir brutalisant sans borne.
Là ou le guépard ne devait qu’excéder par cinq kilomètres heure la vitesse de sa proie, l’antilope ou la gazelle, l’état de l’art dans le monde industriel est d’avoir un rapport de force tellement excessive que toute résistance est inutile, une équation un peu rustique, et inécessairement dépensière en énergie. Là où Cromwell se limitait à une centaine de milliers de morts, dans le monde moderne, l’usage de la bombe atomique à fusion reste prégnant, exige des sacrifices magnifiques de chair humaine, pour préserver le système de terreur mutuellement assuré.
Disons que, au niveau de l’élégance de la solution, un 4x4 manque de finesse et de grâce, par rapport au guépard, ou au cheval. Péniblement, en excédant de quelques dizaines de kilomètres par heure seulement le guépard, (170 contre 110kmh), il a multiplié l’effort requis de 1 cheval à 200-400 chevaux – toute guerre devient attritionnelle, de punition. Ceci indique à la fois la difficulté non pas théorique mais pratique de la tâche, et les raisons pour lesquelles « la nature » a pensé bien de ne pas l’entreprendre. Le jeu ne valait pas la chandelle. Manger quatre cents chevaux au lieu de moins d’un était une besogne peu attractif, même pour le guépard le plus charnel.
Les plus grands criminels étatiques, dans cette triste affaire, sont par excellence les américains, vecteurs de la culture industrielle britannique. Ils basent leur pouvoir sur un rapport de force disproportionnel, élu en vertu, le monde de l’hyper-consommation qui nous tue tous.
Or, il est difficile de maintenir cette fiction. Une ébauche de justification de génocide, entendue à la radio : « il se peut que, les surfaces habitables de la terre se réduisant, il y aura une évolution de la démographie, le monde ne pouvant plus soutenir une population de 8 milliards, plus tard dans le siècle », notre siècle, ou des mots à cet effet.
La résignation. C’est à peu près ce qui s’est passé avec l’Irlande. La résignation des non-souffrants et des profiteus, malgré eux, comme le Walrus and the Carpenter (le Morse et le Charpentier de Louis Carroll, qui écrit cette poésie charmante pour enfants à l’époque des génocides coloniaux anglais). Cette adaptation surprenante, flippante, à l’horreur. Les plus grandes pertes de vie ont eu lieu suite à des tentatives de rationaliser la production agricole irlandaise par l’élimination de le classe de petits métayers, en défaut de paiement sur leurs baux, à cause d’une succession de mauvaises récoltes. Comme le dit la feu chanteuse Sinnead O’Connor, « the thing about the famine is that there never really was one », (ce qu’il faut savoir sur la famine est qu’en toute vérité, il n’y en a pas eu ». Non, c’était un génocide, pur et simple. Les légumes et le blé continuaient de s’exporter vers l’Angleterre. L’inhumanité se totalisait.
Le génocide présent mondial est une recette de solution démographique du milieu du dix-neuvième siècle, à l’anglaise. Les anglais l’ont répété avec les Boers et toute autre nation qui s’est montré récalcitrante, ont systématisé l’usage des camps de concentration, des mitraillettes, de l’attrition et la terreur, comme les dignes héritiers de Genghis Kahn. Il est inévitable qu’en exploitant les pays pauvres pour fournir les nôtres en surconsommation, nous créons les préconditions du génocide. Le problème est un problème d’échelle – notre surpuissance fait que nous nous tuons ainsi aussi, c’était l’impensée.
Sans montrer du doigt définitivement le dieu argent comme le coupable final, il est cependant permis d’observer que ce sont les priorités systémiques de stabilité du moyen d’échange (d’assurance de l’inévitabilité de l’extraction du bien) qui prennent précédence sur la décence humaine, que la qualité objective de la machine « civilisationnelle » britannique prend tout, y inclus la vie de ses serviteurs. Nous, de courte mémoire, attribuons ces qualités plutôt aux grands états totalitaires comme l’Allemagne sous Hitler, la Russie sous Staline ou la Chine sous Mao, alors que la recette de base est et continue d’être anglaise, les responsables des bons sous-chefs d’état comme Disraeli ou Lloyd George.
Les États Unis acceptent avec alacrité ce modèle, se trouvant dans un « pays » où les possibilités d’expansion apparaissent sans limites pour une population qui encore aujourd’hui est d’une densité par km carré minuscule par rapport aux autres grands pays, sauf la Russie. L’aspect insulaire des Îles Britanniques trouve sa continuité sur l’échelle du continent semi-isolé nord-américain, dans la pensée de ses gestionnaires. « Home is where the heart is » (Le cœur est chez soi). Les étrangers sont des sous-humains, des retardataires, dignes de commisération et de partage de munificence. On s’immisce à contre-cœur dans les affaires du grand monde, comme si c’était une responsabilité, un fardeau, nous, les grands condescendants.
Le paysage s’effondre devant nos yeux. Nous nous adaptons en devenant effondristes, des spécialistes de l’adaptation au génocide collectif des autres. Ceux qui proposent d’y remédier sont traités comme des fous et des marginaux, il faut noyer l’espoir pour mieux vivre, la perspective d’avenir devenant une valeur dépréciée.
Des habitudes, la distance fait l’affaire. On peut se distancier de l’horreur en regardant son petit écran, dans sa cellule scellée contre les intempéries du grand monde. La surenchère sur les horreurs de la guerre perd son punch. Le gouvernement parallèle des irlandais fait du renoncement au pouvoir colonial la clé du succès. Comment faire bloc, dans un pays de collabos ? D’autant plus qu’on n’a plus le temps ? La désolation d’un pays dépeuplé et le renouvellement de sa diaspora ne réussissent pas à cacher les balafres qui strient le paysage du génocide, immiscé dans la nostalgie d’un passé rêvé, non pas achronique mais plurichronique, on vit avec ses fantômes. Les victimes du génocide s’éteignent, sans histoire, nos ancêtres, notre histoire blanche.
Ce que ne peut le pouvoir régnant, c’est accepter d’être redevable. Des empires construits sur les os cassés de leurs victimes ne peuvent les honorer. Les peuples écrasés font du passé leur avenir. Les vivants font bloc, contre eux. Chaque pouvoir ex-colonial, l’Australie, le Canada, les États Unis, fait son mea culpa en ne cherchant qu’à passer outre. Le paysage encaisse, pour nous.
Mais un génocide est beaucoup plus présent, pressant et immédiat, ne permet pas à ces devises de détournement de se monter, lentement, comme le levain.
Le choc, interloqué, est absolu. Il est avec nous. De plus en plus.
Les guerres génocidaires ont toujours été des guerres écologiques, d’attrition, de destruction du vivant. Ce sont des guerres d’une sauvagerie elliptique, on tue le substrat de vie, on tue ainsi l’espoir de l’ennemi. Nous avons toutes les clés de compréhension à portée de main, mais nous avons aussi l’omerta collusioniste des survivants – nous nous aimons dans le vide du sens, sans le courage d’en faire un sens – il faut s’aimer sans cause, paraît-il.
C’est quoi, notre utilité ?