vendredi 3 novembre 2023

Censure

Je lis l’article de la Quadrature du Net sur la loi de l’anti-arnaque ici. J’ai de la Schadenfreude. Pourquoi ? Parce que, selon moi, c’est à peu près inévitable qu’on arrive à ce point-là. La liberté du Net, épousé par la Quadrature du Net, est illusoire, cela a toujours été un mythe, au moins en termes absolus.

Cela a à voir avec la logistique des flux de l’information. La grande logistique n’est administrable qu’à partir des nœuds qui centralisent. C’est pour dire, dans la mesure qu’une information se répand sur des réseaux ubiquiteux, il n’est jamais contenable par des individus sans pouvoir, c’est même une contradiction implicite. Le Web, s’il est partout, tout le temps, à l’instant, sera, finalement, dans les mains de ceux qui administrent les nœuds d’accès aux réseaux. La Quadrature du Net le veut autrement, mais il ne suffit pas de vouloir. Elle risque d’être perçue, si elle continue sur cette ligne, comme l’une des participantes dans une révolte de palais.

La course poursuite entre VPN (réseaux virtuels privés) des « worm-holes » dans la fabrique internautique, et les autorités ressemble à ces guerres privées d’information entre services d’espionnage. Elle a comme critère de base une competition entre geeks, chacun qui espère se montrer plus malin que l’autre, avec la conséquence que monsieur ou madame tout-le-monde ne fait plus le poids.

Le monde du vivant a déjà résolu le problème, il a des acteurs vraiment autonomes. Un livre sur la révolte au Moyen Âge par Patrick Boucheran explique le concept – ce dont les classes dirigeantes avaient vraiment peur, à cette époque, c’était que les paysans s’en aillent. Pour cette circonstance, ils n’avaient pas de riposte. Il est vrai que cette menace existait dans un monde qui dépendait du travail humain encore, …

Le maillage du Web est si complet que, comme une coopération entre barons féodaux, il permet qu’il n’y ait aucun recoin, aucun refuge – tant que les gens sont obligés de passer par les portables ou les réseaux internet pour participer à la société. C'est un constat, c'est déjà le cas, essentiellement. Les caméras, l’IA et les drones quadrillent la terre, mais attention – il y a beaucoup de terre et ces machines ne peuvent pas tout, si ce n’est que pour des simples raisons de ressources terriennes limitées.

Le vivant a encore des bonnes ripostes, mais seulement si l’on accepte de constituer des sociétés basées sur nos propres recours, qui ne passent pas ou qui ne dépendent pas, viscéralement, de l’électronique, et c’est là que, fatalement, les ingénieurs du numérique ont leur point aveugle. Mais nous pouvons apprendre de la structuration informatique du vivant – qui est capable de se créer de multiples autonomies ou cohérences, localement, tout en retenant de la connectivité au long cours.

Les enjeux ont subtilement changé, entre temps – entre l’avenu du web et aujourd’hui. La frugalité dans le dépens énergetique, l’efficience énergétique, sont des enjeux sociaux partagés aujourd’hui, par le gros de la société. D’accord, on commence de bien loin et on est encore dans la société de la surconsommation, mais le consensus collectif n’est plus là, c’est même devenu ringard de brasser de l’énergie fossile.

C’est donc tout ce qui est mécanique et électronique qui aura, dorénavant, tendance à se trouver en dehors de la société et c’est ce que l’on perçoit comme étant à la marge – le vivant – qui deviendra de nouveau précieux et « dominant » - si ce dernier terme aura encore un sens. Quels sont les flux informationnels entre les êtres vivants, quelle est leur efficacité? Pas pour tout un chacun, mais demanière systémique ? Je crois que nous avons déjà nos intuitions là-dessus.

La bouche à oreille, la rumeur, le présentiel assumeront de plus en plus d’importance, et il deviendra un peu évident que ce que ne peut pas une Intelligence Artificielle, c’est d’être en train d’aller d’un endroit à autre tout en étant partout à la fois. Si elle nous remplace, nous ne sommes plus là, comme les paysans qui s’en vont. Où est-elle, donc ? L’information, c’est une interaction. L’IA peut chercher à s’imposer, à figer le vivant, comme les riches qui tentent de figer les pauvres dans leurs hameaux, mais c’est diablement difficile.Faire terre rase ? Oui, peut-être, mais il est difficile de levoir commeun acte amical. Si ce n’est que pour cela, les geeks doivent devenir un peu plus audacieux, ils doivent apprendre eux-mêmes à sortir et à rencontrer le commun des mortels sur leur terrain, les approvisionner en wormholes à leur échelle.

Parce que la technologie de l’information est en réalité à la portée de tous, nous sommes l’information que nous portons. L’échange que nous avons établi entre nous et les machines, machines de transport – voitures, drones ; machines de communication – portables, fibre-optique; machines de calcul – ordinateurs; machines de travail – robots, tronçonneuses; s’est fait avec des vastes compromis avec nos modes d’opération et d'être humains. On a supposé que le jeu vaut la chandelle - mais qui le croit vraiment encore ? Au mieux, il y aura quelques survivants qui en bénéficient, peut-être sur Mars, et d'une humanité méconnaissable. Je ne peux m'empêcher de citer le panneau qui se trouve sur l'écran d'à côté, dans cette médiathèque, il y est écrit « Rencontrer et converser avec vos proches ». Assis sur la chaise d'en face, un enfant d'environ 1 an, avec sa mère et son amie à proximité. Il mesembleque l'on sait déjà rencontrer et converser avec nos proches, l'idée qu'il nous faudrait un ordinateur pour y arriver n'est peut-être pas à l'apogée du progrès.

Les geeks activistes sont les premiers à critiquer la manière dont cette technologie a été détournée pour renforcer la mainmise du pouvoir, mais dans ce cas, ils devraient être les premiers à morcelliser le web, pour qu’il corresponde mieux aux intérêts et à l’autonomie du vivant. On pourrait dire, pour transmuter un dicton, que j’aime tellement le web que j’en voudrais plusieurs.

Et il ne faut pas arrêter là, il est parfaitement possible de nous désautarciser, individuellement, pour donner des accès groupés à internet ou à la technologie des portables. Horizontaliser le pouvoir, dans le jargon, c’est aussi repenser l’autonomie. L’assistance, le secretariat, la complémentarité, vues comme des valeurs positives. Les trous dans la raquette du numérique, les failles, comme des sources de richesse. Là où il y a absence d’information, absence de certitude, on a tout intérêt à poursuivre son entreprise.

C'est justement dans cette réalisation que l'humain n'est pas l'intelligence suprème, qu'il n'y a pas de génie propre, que nous pouvons, peut-être, prendre notre place dans la trame du pouvoir. C'est par nos erreurs que nous triompherons !